« Zone grise »

Les femmes se retrouvent (presque) toujours amenées dans leur vie à composer avec du sexe forcé. Le type de rapport sexuel que l’on ne reconnaît pas vraiment toujours, qui met mal à l’aise, que l’on veut juste oublier, que l’on case dans cette fameuse « zone grise », voire que l’on appelle « mauvais sexe » pour se rassurer gentiment.

Ça peut être ce jour, avec un ami, un partenaire, un amoureux. Que tu aimes ou apprécies par ailleurs. Où tu te disais « il n’est pas comme ça, ça n’arrivera pas ». Et toi tu n’as pas envie, t’es fatiguée, t’as la flemme. Tu te dis que ça se voit, il s’en rendra compte, ça se remarque une personne qui n’a pas envie de quelque chose, non ? Un enfant qui tourne la tête ou garde la bouche fermée quand tu approches une cuillère remplie de purée de petit pois, chacun-e est censé-e comprendre qu’il n’a pas envie, qu’il n’a plus faim ou qu’il n’aime pas ça, n’est-ce pas ?

Alors peut-être que ça commence doucement, tu as l’impression de plus ou moins maîtriser. Des petites caresses ou des baisers, des sourires, des câlins. Ça passe. Ça se repousse gentiment après. Naturellement, il arrêtera et la vie continuera. Mais non, il continue, va de plus en plus loin, ton malaise se voit sur ton visage.

Le truc c’est que t’as vraiment pas envie. Mais c’est dur de dire non, en fait. De l’oraliser. D’oser le dire. T’as peur de foutre un froid, casser l’ambiance, créer un malaise, sauf que le malaise tu le ressens déjà de ton côté. La petite voix dans ta tête crie fort « tu n’as pas envie non tu n’as vraiment pas envie / tu es épuisée / t’es pas intéressée / pas aujourd’hui / c’est ton pote il est gentil mais il ne t’attire pas » mais les mots restent bloqués aux portes de ta bouche, sans les franchir. Aucun son n’arrive à sortir.

Tu te rends compte que ça y est, c’est trop tard, il est allé trop loin, c’est en train de se passer. Et lui ne remarque rien de tes grimaces, de ton malaise, de tes douleurs. Il vit le truc tout seul sans rien voir. Du début à la fin tu ne bouges pas, figée, passive, tu subis. Rien de plus qu’une poupée. Sauf que toi tu ressens tout et tu détestes ça. Il jouit, s’arrête, son corps las s’écrase sur le lit pendant que tu ne bouges toujours pas. Peut-être qu’il sourit, dit un truc du style « wow, c’était bien », le plus téméraire tentera un « t’as aimé ? » et tu sais que ça n’a rien d’une question, parce que la seule réponse attendue est un « oui », une sorte de question rhétorique malsaine. Comme dire « salut ça va ? » quand tu sais que la seule réponse que tu peux fournir c’est « oui et toi ? » parce que c’est comme ça, personne ne veut entendre de non, ça ferait trop peur. Toi même tu as peur d’entendre ton propre « non », il ne veut pas sortir, il reste bloqué dans ta tête, tout ton corps essaye de le crier, t’as envie de vomir, de pleurer mais tout reste figé, rigide, inerte. Tu te dis « c’est comme ça », c’est pas grave, ça arrive, c’est la vie. D’autres femmes ont vécu et vivent ça aussi, et pourtant leur vie continue, alors pourquoi pour toi ce serait différent ?

Tu te dis que tu as été bête de penser un seul instant qu’il « remarquerait » que tu ne veux pas. Il était concentré sur son propre plaisir, sans se soucier du tien, ni même de ce que tu voulais. Et le rapport se finit quand lui a joui, c’est tout. Lui, lui, lui. Alors toi aussi tu en viens à t’oublier au profit de cette norme qui place son plaisir à lui au centre, et le tien aux oubliettes. Tu ne sais même plus ce que c’est avoir envie, avoir du plaisir, t’as presque l’impression de ne pas avoir le droit de ressentir tout ça. Ou uniquement par procuration : à travers lui. Si lui veut, alors toi tu dois vouloir aussi. Si lui jouit, alors on considère que toi aussi et le rapport s’arrête. Fin. Tout pour lui, rien pour toi, sauf les malaises et la douleur.

« Nous sommes tellement habituées à cette idée de devoir convenir, au risque de nous retrouver seules, que nous nous ôtons le droit de poser des limites. Et ce même dans l’intimité. Il est extrêmement difficile pour beaucoup de femmes de dire non ou de faire des reproches à quelqu’un qu’elles aiment, de prendre position sur des faits quotidiens qui finissent par devenir invisibles.

De leur côté, et c’est tout aussi dramatique, les garçons se font à cette absence de limites, à ces silences qui veulent dire oui selon leurs envies, sans même envisager qu’un « oui » prononcé peut être forcé, ou surfait. Habitués à prendre en conquérants et maîtres un territoire où ils rejouent à chaque fois leurs privilèges. » 
Extrait de la brochure Qui ne dit mot consent.

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