Manque de manque

(tw mort)

J’ai toujours pensé que je n’étais pas une personne qui ressentait des émotions. C’est que je n’exprime que rarement des émotions (quoique plus aujourd’hui qu’hier) et que je peine à les lire, les comprendre. On me l’a d’ailleurs souvent reproché dans ma vie « tu ne dis jamais rien de ce que tu ressens », « tu gardes tout en toi »… Alors j’ai pensé que je n’étais pas normale, voire que j’étais un monstre puisque je faisais visiblement du mal en ne ressentant rien moi-même.

Je crois que tout ça a commencé avec le manque. Je me souviens d’un voyage à la montagne en primaire, surement le premier long voyage dans notre vie d’enfants loin de nos parents. J’étais la seule enfant à ne pas avoir pleuré une seule fois du manque de mes parents. Et je ne comprenais pas pourquoi les autres pleuraient, parce que de mon côté je ne ressentais rien. Pas que j’avais des rapports compliqués avec mes parents, au contraire, tout allait bien. Je n’avais juste aucune raison d’être triste puisque j’allais bien, ils allaient bien, mes journées étaient toujours occupées et je savais de toute façon que je les reverrais bientôt. Un psychiatre m’avait dit que le meilleur mot pour me définir, c’était l’autonomie. Et ça l’amusait beaucoup, parce qu’il avait conscience de la polysémie volontaire du mot. Ici, il parlait entre autre d’autonomie affective.

Le manque est une des premières émotions que j’ai réalisé ne pas ressentir dans ma vie. Notamment face à la mort, je n’ai jamais pleuré pour la mort d’un-e proche. Pourtant, j’en ai perdus plusieurs. Il y a quelques semaines, j’étais à des funérailles. C’était la première fois de ma vie que j’allais à des funérailles. C’était vraiment un moment particulier. Ma famille pleurait tout autour de moi, même l’homme du crématorium semblait exprimer plus de peine que moi. J’écoutais la musique classique proposée par le crématorium pour le moment de recueillement et je ne pensais à rien. Je ne sais pas ce qu’il y avait dans la tête des personnes autour de moi pendant ces minutes de recueillement, dans la mienne il n’y avait rien. Je trouvais la musique agréable et je respirais l’odeur des fleurs qui remplissait l’air de la salle en laissant les minutes s’écouler silencieusement. L’homme nous a demandé de nous lever pour s’approcher du cercueil une dernière fois et j’ai senti sur moi son regard qui me jugeait quand je n’ai pas posé ma main sur cette boite en bois. C’était ce qu’il attendait que je fasse, c’est ce qu’il nous avait demandé de faire et je n’avais pas bougé. J’ai regardé les portes en bois s’ouvrir, le cercueil disparaître derrière pour rejoindre le feu et c’était fini, voilà. J’ai compris que ces moments cérémonieux des funérailles, c’était seulement pour les vivants et non pour les morts. Je crois que j’étais triste pour mes proches, pour ma maman, parce que je les voyais tristes, parce qu’ils pleuraient et exprimaient des émotions que je n’exprimais pas. Pourtant je suis capable de pleurer aussi. Je pleure de douleur, de rage et d’angoisse. Toujours seule. Ma mère ne comprend pas. Elle m’a dit il y a quelques jours « tu pleures en pleine nuit pour des cris mais tu ne pleures pas quand des proches meurent ? ». J’ai pleuré d’angoisse et de douleur cette nuit-là parce que ces cris exprimaient une douleur et une détresse si forte qu’elles en glaçaient le sang, et parce qu’ils faisaient écho à des événements traumatiques vécus; ils ressemblaient aux cris que j’avais gardés en moi.

Puis en réalité, c’est faux, j’ai déjà pleuré pour la mort d’un être qui a presque toujours été là dans ma vie, mais ce n’était pas un humain. C’était un chat (même si ma mère maintient dur comme fer depuis le début que c’était forcément un humain réincarné dans un corps de chat, que ça se voyait dans son regard, soit). Mais je n’ai pas pleuré de tristesse ou de manque, j’ai pleuré de la façon dont il est mort, de cet imprévu, de cette mort arrivée la seule nuit de sa vie où il était seul et en détresse et je me suis dit que merde, c’est vraiment nul en fait, il méritait mieux que cette fin comme ça, il méritait mieux que partir dans un moment nocturne de solitude et de détresse.

J’ai aussi pleuré pour la mort d’un garçon que je n’ai jamais connu -que j’aurais surement connu s’il était toujours en vie aujourd’hui. J’ai d’ailleurs été très surprise de mes larmes, que je ne comprenais pas, et je m’étais sentie ridicule, parce que ce n’était pas quelque chose qui m’arrivait d’ordinaire, de pleurer pour des gens morts. J’ai pleuré des récits sur lui, de la peine de ses proches, de la façon dont c’est arrivé, parce que c’était aussi très nul comme fin, que c’était imprévu, qu’il était jeune et plein de vie, que personne ne pouvait se préparer à l’idée, que c’est arrivé comme ça, dans une rue de Paris, qu’il y avait tellement de « si » et de paramètres qui faisaient qu’il aurait pu ne pas mourir ce jour-là. J’ai pleuré parce que cette mort était aussi bien trop politique, qu’elle rendait très réelle et très effrayante la présence menaçante du fascisme sous nos fenêtres. J’ai pleuré des mots et des voix pleines d’émotions sur lui, de ces longues plaidoiries dans une salle surchauffée d’un vieux tribunal. Je me suis dit que j’aurais beaucoup aimé le rencontrer, qu’il avait l’air chouette et passionnant et plein de vie. J’ai réalisé que ça n’arriverait jamais, je ne le rencontrerai jamais parce que c’est déjà trop tard. Et j’ai compris qu’en fait c’était ça la mort : des traces de frustration de rencontres et d’actions manquées, parce que la personne n’est plus là, c’est trop tard c’est fini ça n’arrivera plus. Ce garçon s’était d’ailleurs apparemment questionné sur la mort, lorsqu’il était encore bien vivant et commémorait la mort d’un autre. Il disait que ce qui nous touchait dans les morts, ce n’était pas les morts en soi, mais les causes. Et je crois comprendre ce qu’il veut dire.

 

 

 

 

 

 

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