Douce destruction (1)

En y repensant, j’aurais dû m’en douter dès le début que tout commençait mal. Un premier rendez-vous au cœur d’une émeute imprévue où j’ai cru ne pas m’en sortir entière, ce n’était pas un bon signe annonciateur pour la suite. Et dès le départ, rien n’était équilibré, la relation n’avait aucune base saine. Il faut dire que je n’ai pas aidé, je lui ai surement laissé l’opportunité de prendre cet ascendant sur moi. Il connaissait mes faiblesses. Et à ce moment-là, j’en avais beaucoup trop. C’était presque facile, je n’étais pas grand chose de plus qu’une petite plaie ouverte et fragile, un bout de tissu décousu dont il suffisait de tirer sur les fils apparents pour me détruire davantage.

Il n’a pas tiré les fils d’un coup sec, le geste aurait été trop violent et surtout trop visible. Il a tiré doucement, par-ci par-là, sans qu’on n’ait vraiment le temps de remarquer, pendant quelques mois, jusqu’à ce que ce soit trop décousu pour passer inaperçu. Et c’était trop tard. Les fils s’envolaient douloureusement.

Il tirait les fils doucement et avec tendresse. De la violence enroulée dans du coton, ça passe mieux. Un peu comme l’alcool caché au cœur du chocolat : on ne s’en rend compte qu’une fois en bouche, quand c’est trop tard pour changer son choix, condamnés à avaler en grimaçant. Les grimaces, je les ai connues.

Mais la première fois qu’il m’a pénétrée, je n’ai pas grimacé. J’étais déjà trop tétanisée, c’était pourtant surement le stade le plus détendu que je pouvais atteindre à ce moment-là de ma vie tant le moindre contact physique me figeait dans cette posture de terreur depuis quelques mois. Pas de « préliminaires ». Il a tout de même été doux et rassurant, je crois. Moi, je ne voyais rien, mes yeux étaient fermés très fort, mon corps immobile, mes bras serrés contre moi, comme pour me cacher. Je ne voulais pas voir mon corps, je ne sais plus si j’ai vu le sien. C’était très rapide, mécanique. Lui voulait que ça se passe ce soir, moi je voulais simplement à ce stade que ça se passe vite. Le lendemain matin, j’étais en apparence plus présente; j’avais les yeux ouverts mais tout mon corps tremblait d’angoisse. Et cette deuxième fois avec lui n’était pas tellement mieux à vivre, seulement un peu plus long et épuisant. Sauf que sur le moment, je n’avais pas compris : je pensais sincèrement que j’avais passé un nouveau stade de ma vie dans ma douleur, que ça y est « ça allait mieux », sans même réaliser pourtant mon état de poupée mécanique déshumanisée. Et c’est vrai qu’à chaque fois, il menait la danse et la cadence. Les mouvements, les positions, la durée, il décidait du début et de la fin, me façonnait comme une poupée, une marionnette malléable, souvent trop silencieuse et absente à son goût. Pour moi, c’était ça le sexe. Parce qu’à ce stade de ma vie, c’était dans cette idée que j’avais construit mon rapport au sexe avec les hommes : dans la passivité, la douleur et l’envie que ça s’arrête vite. L’agression sexuelle quelques mois avant lui n’a fait qu’empirer les choses alors forcément je me persuadais que c’était normal, ce mal-être. Et puis au moins, il n’était pas violent, il ne me frappait pas, alors je me disais que ça allait -c’est dire à quel point mes attentes étaient basses. En réalité, je pense que je savais au fond de moi que le sexe, ce n’était pas censé être ça. Mais entre la théorie et la pratique, il y a un fossé énorme dans lequel je suis tombée. J’avais peut-être trop peur de me confronter à cette réalité, alors j’enfouissais l’idée bien loin, je n’en parlais pas et voilà c’était tout, je me persuadais que tout allait bien.

C’est toujours lui qui avait envie, toujours lui qui faisait que ça arrive. Je n’ai jamais exprimé d’envie et je n’ai jamais ressenti de plaisir avec lui. Je me souviens d’un soir où j’étais très fatiguée et alcoolisée. Pas vraiment bourrée mais dans l’étape intermédiaire où tout ce qu’on veut, c’est se coucher et dormir. Mais il ne semblait pas de cet avis. Il m’a culpabilisée à demi-mots, parce que quand même, il avait fait l’effort de venir à Paris pour me voir, et pas « juste » pour dormir dans un lit à côté de moi. Alors il m’a réveillée cette nuit-là, parce que lui avait vraiment envie et n’était pas dans l’idée de me laisser dormir comme je le souhaitais. J’ai accepté, pour pouvoir dormir ensuite. C’est peut-être cette fois-là où j’ai compris que quelque chose n’allait pas. Ça et une autre fois, dans un airbnb parisien -jolie chambre très tumblr- où j’ai osé sortir de ma passivité habituelle pour lui demander d’arrêter, parce que ça me faisait vraiment trop mal. Mais il n’a pas arrêté. Il a essayé de me retourner pour me prendre dans une autre position mais j’avais protesté parce que la douleur était pire alors il a appuyé fort sur le bas de mon dos en disant « c’est parce que tu te cambres pas assez », ajoutant avec cette pression une douleur supplémentaire. Ce jour-là, après m’être rhabillée, il a souhaité qu’on ait une « discussion sérieuse ». Il parlait d’un ton grave, de la peine liée à un problème familial actuel et le fait que je rajoutais grandement à cette peine en ne lui montrant pas assez l’amour que j’avais pour lui. Je ne me souviens plus exactement de ce que j’ai dit, je n’ai pas dit grand chose. Je me sentais très mal et je me suis excusée. Je crois qu’il a pleuré un peu et la soirée s’est terminée comme ça. Culpabilisation réussie.

 

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